Pour certains, être abolitionniste carcéral et féministe ne vont pas de pair, alors que nombre de féministes militent pour la criminalisation des violences genrées. Pour ma part, je crois le contraire. Mon travail au sein du mouvement féministe, plus précisément le mouvement de lutte contre les agressions à caractère sexuel, m'ont convaincu que l'abolition est féministe dans son essence. Par ailleurs, mon parcours en tant que survivante de violence conjugale et sexuelle m'a d'ailleurs appris que la police ne peut pas nous protéger et que la lutte pour mettre fin à la violence genrée ne se gagnera pas à travers les systèmes punitifs et carcéraux.
L'abolition désigne à la fois une vision politique et un mouvement social qui vise à éliminer l'emprisonnement, la surveillance policière, et pousse à la création de nouveaux systèmes de soins vitaux manquants dans nos communautés. La pensée abolitionniste a non seulement été nourrie par les courants anticapitalistes et l’analyse critique de la race, mais également par la pensée féministe, plus précisément le féminisme Noir.
Néanmoins, pour certains, être abolitionniste carcéral et féministe ne vont pas de pair, alors que nombre de féministes militent pour la criminalisation des violences genrées. Pour ma part, je crois le contraire. Mon travail au sein du mouvement féministe, plus précisément le mouvement de lutte contre les agressions à caractère sexuel, m'ont convaincu que l'abolition est féministe dans son essence. Par ailleurs, mon parcours en tant que survivante de violence conjugale et sexuelle m'a d'ailleurs appris que la police ne peut pas nous protéger et que la lutte pour mettre fin à la violence genrée ne se gagnera pas à travers les systèmes punitifs et carcéraux.
Que signifie l'abolition pour les luttes féministes?
Il importe de faire la distinction entre le féminisme abolitionniste et le féminisme carcéral. Les féministes carcérales s'appuient sur un pouvoir punitif accru de l'État dans la lutte pour mettre fin à la violence faites aux femmes. Les féministes qui adhèrent à une perspective carcérale estiment que nous pouvons mettre fin à la violence genrée en incarcérant les agresseurs et en imposant des peines plus sévères. Cette approche repose également sur la fausse hypothèse que la menace de punition aura un effet dissuasif et par conséquent préviendra la violence.
L'un des problèmes de cette position est qu'elle ignore et laisse incontestée la manière dont la violence patriarcale et raciale est exercée par le biais de la police et des prisons. Cette perspective est également imprégnée par le néolibéralisme et repose sur le principe de la responsabilité individuelle. Or, les violences genrées s’inscrivent dans des systèmes d’oppression, dont le patriarcat, la suprématie blanche et le capitalisme, alors, on ne peut donc pas les enrayer sans une transformation sociétale systémique.
Qu'en est-il des féministes abolitionnistes? D’abord, il est important de clarifier ce que signifie être abolitionniste, en particulier dans le contexte québécois-canadien où le terme a été coopté par des groupes de femmes blanches, anti-travail du sexe pour signifier l'abolition de l’industrie du sexe, un courant qui a une influence considérable au sein du mouvement contre la violence faites aux femmes.
Dans une déclaration publique publiée en 2002, le collectif Résistance Critique et le réseau lNCITE définissent le mouvement abolitionniste comme ayant l’objectif de « créer des mouvements qui non seulement mettent fin à la violence, mais qui créent une société basée sur la liberté radicale, la responsabilité mutuelle et une réciprocité passionnée. Dans cette société, la sûreté et la sécurité ne seront pas fondées sur la violence ou la menace de violence; il sera fondé sur un engagement collectif à garantir la survie et le soin de tous les peuples. »
Au fond, les féministes abolitionnistes ou anti-carcérales mettent au centre des réponses communautaires et transformatrices enracinées dans le soin. Rappelons que les femmes Noires et Autochtones subissent la violence étatique et interpersonnelle de manière disproportionnée. Le féminisme abolitionniste prône l’abolition comme la meilleure réponse à la violence étatique et genrée. Des femmes Noires ont largement contribué au développement de cette vision politique, telles que Angela Davis, Ruth Wilson Gilmore, Beth Richie entre autres. Elles ont souligné l’importance de développer des réponses à la violence genrée qui s’appuient sur des moyens non punitifs pour prévenir la violence et tenir les gens responsables des torts commis.
Mais si nous définançons la police, qui nous protégera?
L'une des questions la plus commune qu’on me pose en tant que féministe anti-carcéral est «mais que ferons-nous des violeurs?» Après avoir travaillé avec des survivant.e.s et entendu les témoignages de femmes qui ont été victimes de violences sexuelles, ma réponse est simple. La police ne peut pas nous protéger, ce qui explique pourquoi la majorité des victimes ne porte pas plainte à la police.
Reconnaissant la violence et la victimisation auxquelles sont confrontées les survivant.e.s lorsqu'ielles portent plainte et compte tenu du nombre d'agents de police accusés et condamnés pour violence conjugale et sexuelle, de nombreuses victimes estiment qu’aucune réparation ne peut être obtenue par le biais du système de justice pénale.
D'un autre côté, desinvéstir la police et les systèmes carcéraux et investir dans des stratégies communautaires et transformatives de soin peuvent créer d'innombrables possibilités pour obtenir la réparation et la guérison. Imaginez investir dans des services de santé mentale, des maisons d’hebergement et des centres pour les victimes d'agression à caractère sexuel qui sont accessibles et où les survivant.e.s Noir.e.s, Autochtones, Trans, en situation de handicap, qui font face à la discrimination systémique dans l’accès à la santé et aux services sociaux peuvent chercher du soutien?
Imaginez investir dans l'éducation, le logement social et la création d'équipes de service non armées et externes à la police pour répondre aux crises liées à la santé mentale et à l’utilisation des drogues, aux cas de violence genrée, etc? Investir dans des programmes créés et gérés par les communautés pour prévenir le tort constituent des stratégies qui s'attaqueraient à la racine des causes de la violence.
Alliances possibles entre le mouvement anti-prison et contre la violence contre les femmes?
Mon travail au sein du Regroupement des centres de lutte et d’aide pour les victimes d’agression à caractère sexuel, ainsi que mes propres expériences personnelles avec le système de justice, m'ont poussé à explorer les solutions offertes par la vision abolitionniste. Malheureusement, il n'y a pas beaucoup d'échanges entre le mouvement abolitionniste pénal et le mouvement contre les violences faites aux femmes ici au Québec.
Considérant la manière dont ces deux luttes entrecroisent et de la manière dont la violence sexuelle et les autres formes de violence genrée sont reproduites par l'état punitif et carcéral, une convergence semble nécessaire.
Malgré cette évidence, le mouvement contre les violences faites aux femmes semble se tourner encore plus vers des réponses punitives. Des chercheuses québécoises qui ont porté des analyses sur le mouvement contre la violence faites aux femmes ont souligné les effets de l’institutionnalisation, la professionnalisation et le déclin de la radicalisation en lien avec l’augmentation du financement et le rapprochement avec l’État (Masson, 1998, 2000).
En même temps, il y a eu une évolution vers une dépendance vis-à-vis des réponses punitives à la violence genrée. Ces réponses illustrent la manière dont l’agenda gouvernemental conçoit les violences genrées dans le cadre de droit pénal, renforçant une tendance vers l’individualisation des problématiques systémiques, comme celle de la violence faite aux femmes. La racine systémique de la problématique cède le pas devant les exigences de la punition qui devient l’indicateur du succès de la démarche. Aux États Unis, le réseau des féministes racisées luttant contre la violence genrée, INCITE, ont lié la montée des féminismes carcéraux à la cooptation par l'État du mouvement féministe anti-violence, en attachant le financement à une plus grande collaboration avec la police et le système de justice.
Guérir par la justice transformatrice
En tant que mouvement, où se dirige-t-on? Si nous voulons avancer, nous devons reconnaitre comment la violence genrée se situe et se reproduise à l’intérieure des structures de violence étatique. Nos mouvements sociaux ne peuvent pas prétendre être intersectionnels en s’appuyant sur des institutions qui assure la reproduction de la suprématie blanche, du patriarcat et du colonialisme.
On nous a fait croire qu’il n’y a pas d’autres manières de concevoir la sécurité que par le biais du système carcéral. Nous devons mobiliser et nous tourner vers des réponses communautaires enracinées dans le soin. Nous devons investir dans des approches transformatrices de prévention de la violence genrée qui nous aident non seulement à guérir, mais aussi à prévenir la violence.
Le moment est toujours opportun. Le mouvement Black Lives Matter, aux côtés d'autres mouvements de justice raciale ont réussi à sortir l'abolition hors les marges. Patrisse Cullors, une des fondatrices du mouvement BLM l’exprime de manière juste :
« Nous devenons réimaginer un monde qui dépend d’une économie de soin et non pas d’une économie de punition. »
Grâce aux perspectives abolitionnistes, conçues et développées par des femmes Noires, les possibilités de mettre fin à la violence genrée sont à notre portée.
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